CHAPITRE V

Le voyage était long, au pas traînant des boeufs et des mules, de Xanta à Varik. La duchesse Aleka s’ennuyait mortellement, mais elle était trop digne, patiente et pleine de retenue pour le laisser voir et se montrer désagréable avec ses dames d’atours. Pour l’heure, elle feignait de s’intéresser à la partie d’échecs qui opposait deux d’entre elles. Aleka de Xanta, soeur cadette du comte Thory de Komor, n’avait jamais rien compris aux échecs. Elle n’avait d’ailleurs jamais fait beaucoup d’efforts pour s’y initier ! Elle ne prisait guère les jeux intellectuels. Elle se savait d’une intelligence limitée, tournée vers les problèmes pratiques et domestiques plus que vers les spéculations mathématiques. Néanmoins, elle était malgré tout assez fine pour dire parfois, à quelques intimes, qu’elle aurait fait une bien meilleure bourgeoise qu’une duchesse.

Mais le destin avait voulu qu’elle soit duchesse et elle l’était devenue, épousant le duché de Xanta en même temps que le duc Perth, liant sa vie et sa fortune à la Soie Rouge, acceptant les chagrins et les peines, les déceptions et les espoirs avec la même résignation. Ce que d’aucuns appelaient noblesse d’âme.

Aujourd’hui, elle se dirigeait vers Varik, pour représenter son mari à une cérémonie qu’elle trouvait déplacée. Elle ne se déroberait pas. Elle ferait bonne figure à Kohr, à dame Lynn, et à son frère qu’elle retrouverait en cette occasion. Elle crierait « Vivat », elle plierait le genou devant la glabre épouse de Kohr, mais elle n’en penserait pas moins. Ce caprice de Lynn allait mettre tout le monde dans l’embarras.

Etouffant un soupir, Aleka se détourna de l’échiquier et du fou qui, par une manoeuvre apparemment hardie, venait de mettre le roi en échec. Elle pensait à ses enfants. Elle en avait eu six, mais il ne lui restait que deux : Ethi, retiré en son fief et sans doute trop occupé à comploter avec son Iladia pour seulement songer à lui envoyer des nouvelles de Milos, son petit-fils, et Zorah, Dame d’Alkoviak. Zorah... Elle avait toujours été sa préférée, peut-être parce qu’elle n’avait jamais été une enfant comme les autres. Quel étrange destin que le sien. Comment avait-elle pu être sa fille et devenir une fée ? C’était bien difficile à admettre. Elle lui manquait. Comme au lendemain du jour funeste où, révélant ses dons, elle avait cessé d’être une fillette pour devenir la créature magique destinée à gouverner le monde et les hommes. Zorah... Sa petite Zorah...

Aleka avait envie de pleurer. Elle aurait aimé revoir Zorah, la serrer contre son sein, caresser ses cheveux. Elle la voyait encore en train de jouer avec Urig, dans la cour du château, se chamaillant et riant aux éclats. Urig était mort au combat... Zorah était partie dans un autre monde... et elle, Aleka, se traînait par des chemins boueux, dans une contrée désertique.

Le chariot stoppa brusquement, cahotant dans une fondrière. L’échiquier se renversa, et l’une des dames de compagnie glapit :

— Qu’est-ce que...

Aleka leva la main, lui intimant l’ordre de se taire. Elle écarta le rideau de cuir qui fermait le véhicule...

Une face grimaçante, barbue et borgne apparut devant son visage. Un rire épouvantable, une bouche à demi édentée. L’odeur fétide d’une haleine lourde. Le rire, pareil au grondement d’une bête.

Aleka de Xanta retomba en arrière, poussant un cri de terreur. Ses suivantes hurlèrent comme l’homme bondissait dans le chariot. Il tenait une hache dégoûtante de sang. Il l’éleva, et les cris redoublèrent. Aleka eut l’impression que son sang se glaçait dans ses veines. Un autre homme apparut, non moins épouvantable que le premier, qui tenait par les cheveux une tête coupée. La tête du commandant de leur escorte.

— Les putains sont là ! beugla-t-il. La vie est belle !

Aleka se redressa. Avec le courage du désespoir, elle repoussa l’intrus, écarta le rideau. Fuir... Echapper à ces monstres... Elle gémit. Les brigands étaient partout. Ils dansaient sur les cadavres des soldats, renversaient sur le chemin les coffres tirés du chariot à bagages, arrachaient les étoffes précieuses, éventraient les coussins. Plusieurs, brandissant leurs armes, se précipitèrent vers elle comme des loups à la curée.

La duchesse sauta à terre. Elle savait qu’elle n’avait aucune chance. Elle ne comprenait pas. Comment était-ce possible... Pourquoi ces atrocités... Elle se mit à courir.

Une main l’attrapa par les cheveux, une autre par le col de sa robe, qui se déchira. Elle se sentit poussée par-derrière et s’étala dans la boue, le souffle coupé. Glapissante de terreur, elle se retourna sur le dos, leva les yeux. Une forêt de jambes bottées de fourrure, des mains qui se tendaient, qui la saisissaient. Le craquement de ses vêtements qu’on lui arrachait. Les cris de ses suivantes jetées hors du chariot. L’odeur du sang... A deux pas d’elle, un corps sans vie, les yeux dilatés dans la mort, la gorge tranchée, souriant.

Dans un sursaut d’énergie, elle se releva. Mais des mains l’empoignèrent, la rejetèrent sur le sol. On la prit par les épaules, les cuisses, les chevilles. On lui tira les cheveux. Une ombre s’interposa entre le soleil et son visage. L’ombre d’un géant hirsute, au sourire monstrueux.

— Noble dame Aleka de Xanta..., gronda l’homme. Putain à la Soie Rouge... Tu vas savoir ce que c’est qu’un homme !

La duchesse tourna la tête, renonçant à se défendre. Les cris de ses suivantes, forcées par les brigands, lui vrillaient les oreilles.

L’homme se coucha sur elle et la prit d’un seul coup, la faisant hurler de souffrance. Ce fut rapide, mais pour Aleka de Xanta, cela parut durer une éternité. Enfin, le bandit se redressa, haletant. Il se rajusta. Aleka pleurait. Un autre homme se pencha sur elle, lui pinça les seins...

 

Aleka n’était pas morte. Mais elle n’était plus que souillure. Son ventre était un réceptacle d’immondice et de honte. Appuyée à la roue d’un des chariots, ses cuisses écartées maculées de boue, elle vivait un cauchemar. Tout cela n’était pas réel.

Les brigands qui les avaient violées elle et ses suivantes buvaient. Ils riaient, s’esbaudissaient, se paraient d’étoffes rutilantes, de bijoux, d’armes précieuses. Ils la regardaient, et leurs rictus découvraient leurs dents.

L’un d’eux fit un signe en direction d’une des dames de compagnie, qui rampait à quatre pattes vers sa maîtresse. Un des bandits marcha sur elle, leva son épée, l’abattit. La tête de la jeune femme roula à terre, son corps s’effondra. La duchesse écarquilla les yeux d’horreur. Les pillards se jetèrent alors sur ses dames d’atours, les frappant à grands coups de haches, leur tranchant la gorge, s’acharnant sur elles jusqu’à ce que leurs cadavres ne soient plus que des masses informes et sanglantes.

Leur chef pointa enfin son doigt sur elle. Elle se redressa instinctivement. A présent, ç’allait être son tour. Aleka ferma les yeux. Elle ne supplierait pas ces chiens maudits...

Quand elle rouvrit les paupières, elle crut qu’elle devenait folle. Les brigands s’étaient immobilisés, les armes levées, certains un pied grotesquement en l’air, comme si on les avait statufiés.

La malheureuse béa de stupeur à la vue des enfants qui les encerclaient, les mains levées, les yeux clos, leurs lèvres s’agitant sur des incantations inaudibles.

*

**

— Qu’on me laisse seul, ordonna Perth de Xanta.

Serviteurs et hommes d’armes s’inclinèrent puis se retirèrent. Le duc referma lui-même la lourde porte derrière eux, alla s’asseoir sur un escabeau et s’abîma dans ses pensées. Il s’était senti morose tout le jour. Un indéfinissable sentiment lui collait à la peau, dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Etait-ce dû à l’absence de son épouse ? Il l’avait souvent quittée, au cours de leur vie commune, pour guerroyer, administrer des territoires à lui confiés ou chasser..., voire pour courir les filles. Mais aujourd’hui, voilà que sa femme lui manquait. Le château était vide, sa couche froide, et il n’avait même pas envie d’y amener une gueuse pour se passer le temps. Perth ne désirait qu’Aleka. Il avait envie de se montrer aimant avec elle. Il lui semblait qu’il avait perdu bien du temps à courir après des chimères, négligeant ce qui, tout soudain, lui paraissait essentiel. Le pouvoir, la gloire, la fortune... Il se sentait las. Il avait largement passé la moitié de sa vie, et les dieux l’avaient comblé en lui donnant une épouse qui était demeurée belle et désirable. Avait-il encore envie de chercher autre chose ?

Avec étonnement, Perth de Xanta s’apercevait que non. Il réalisait que son départ de la cour lui était un soulagement plus qu’une vexation. Il avait fait un éclat, prétendu qu’on l’insultait, qu’on le bafouait... Mais ç’avait été de la comédie, au fond... Une sorte de jeu.

Le duc se mit à rire tout bas. Que lui arrivait-il donc ? L’âge ? Allons donc... Le désenchantement ?

Il se leva, se retourna... et esquissa un mouvement de surprise à la vue de la fine silhouette toute de noir vêtue, au visage masqué, qui glissait vers lui plus qu’elle ne marchait.

Pendant une fatale fraction de seconde, Perth de Xanta resta immobile, figé par la stupeur. Quand il esquissa le geste de porter la main à son poignard, l’intrus bondit, levant une épée à lame courbe, poussant un cri guttural.

Le duc de Xanta reçut le premier coup en travers de la poitrine. Il ne sentit pas la douleur : ce fut la rage qui l’emporta. Il se jeta sur son agresseur, ruisselant de sang, sa passagère faiblesse envolée.

Ces tueurs à gages... cette secte. Il les connaissait. Il avait fait souvent appel à eux pour se débarrasser discrètement de rivaux encombrants. A présent, c’était son tour. Ces assassins ne rataient jamais leur coup. Mais il ne mourrait pas sans se défendre !

Tant était grande la rage du duc Perth qu’il ne songea même pas à appeler à l’aide. Il se rua sur la frêle silhouette du meurtrier, son poignard levé. Mais le tueur était d’une agilité diabolique. Il évita la charge en sautant de côté avec la légèreté d’un danseur, riposta par un coup qui ouvrit le flanc de sa victime et la fit choir à genoux, haletante.

La souffrance arriva enfin, effrayante, coupant le souffle du duc. Perth de Xanta ouvrit la bouche, leva son arme. Un troisième coup d’épée lui trancha la main. Il regarda son moignon, d’où jaillissait une fontaine. Le visage d’Aleka se surimposa à cette vision.

L’homme frappa une dernière fois, et la tête du duc Perth roula jusque dans le repli d’un long rideau.

Un rideau de soie rouge.

*

**

Gémissante d’angoisse et d’incrédulité, Aleka de Xanta se redressa, chancelante. Les brigands ne bougeaient toujours pas, mais elle n’en était pas plus rassurée pour autant. Elle contemplait les enfants, et ils lui apparaissaient comme autant de démons.

— Dieux puissants, gémit-elle, ce sont des génies...

Mais à l’instant où elle murmurait ces mots, elle sut qu’ils n’étaient pas des génies, ni des lutins, ni des démons. Ils étaient la Mort. La mort des brigands. La sienne ?

Ils ouvrirent enfin les yeux, et elle fut frappée par leurs regards. Ce n’étaient pas des regards d’enfants. C’étaient les mêmes que celui qu’avait eu Zorah le jour où, révélée à elle-même, elle avait quitté le château de Xanta pour s’en aller en Alkoviak.

Les enfants se dirigèrent vers elle. Leurs yeux la transperçaient. Elle se recroquevilla sur elle-même, croisant misérablement les bras devant ses seins, ses cheveux maculés de boue pendant sur ses flancs encore meurtris par les rudes poignes des hommes qui l’avaient violée.

L’un des petits, un garçonnet d’une dizaine d’années, s’arrêta devant un brigand figé. Il l’effleura de la main. Il y eut un grondement. Aleka écarquilla les yeux.

L’homme s’était changé en statue de pierre, en rocher. Un rocher qui paraissait être là depuis des lustres, des siècles. De la mousse grimpait le long du granit, s’incrustait dans les fissures ; de longues traînées brunes trahissaient l’assaut des éléments... Pourtant, cette statue était aussi réaliste que si le ciseau d’un sculpteur venait de la faire naître. Elle était également vivante, Aleka le sut intimement. Elle sut que les bandits vivraient ainsi, prisonniers de la pierre, pour l’éternité et frissonna, épouvantée par la rigueur implacable de ce châtiment.

Pareillement, les enfants touchèrent chacun des brigands, les changeant en statues de pierre. Ils touchèrent également les cadavres des suivantes, les chariots, les chevaux et les mules. Haletante, hébétée, Aleka se vit finalement entourée par un décor dantesque, irréel, dont émana aussitôt un souffle glacé, pestilentiel. Un souffle démoniaque.

Les enfants se tournèrent alors vers elle. Une petite fille s’avança. Glacée, la duchesse tomba à genoux, joignant les mains.

— Tuez-moi, implora-t-elle. Ne m’infligez pas cette torture... Pitié...

La fillette ne se trouvait plus qu’à deux pas. Elle s’arrêta.

— Je me nomme Mala, dame Aleka, dit-elle. C’est Zorah qui nous a envoyés à votre aide. Nous sommes arrivés un peu tard...

Aleka leva un visage effaré vers son interlocutrice. Celle-ci la considérait avec un regard dénué de passion, comme si elle avait regardé une chose insignifiante. Et, de fait, la noble dame comprit que pour ces enfants magiques, elle était insignifiante.

— Pourquoi... pourquoi tout ceci ? balbutia-t-elle en montrant les statues vivantes.

— Ces chiens étaient des créatures d’Arasoth, intervint un petit garçon. Chacun saura désormais qu’il existe une magie plus forte que la sienne.

— Chacun saura, reprit un autre, que le sort des fidèles d’Arasoth sera d’endurer les pires tourments pour l’éternité.

Les enfants joignirent les mains et, ensemble, murmurèrent un mot qu’Aleka eut d’abord du mal à reconnaître. Il était pourtant clair :

— Zorah...

— Non, gémit la duchesse.

Mala se pencha pour lui poser la main sur l’épaule. Aleka eut un mouvement de recul, comme si elle avait été mordue par un serpent. La fillette vrilla son regard dans le sien, et elle se sentit sans force.

— N’ayez crainte de nous, noble dame, dit la petite, nous ne vous ferons pas de mal. Nous allons vous transporter à Varik, où l’on vous attend.

Aleka secoua faiblement la tête.

— Je ne veux pas aller à Varik... Je veux retourner chez moi. Je veux... revoir Perth...

Le visage de Mala se durcit. Il n’y avait pas trace de compassion dans ses yeux lorsqu’elle répliqua :

— Le duc Perth n’est plus de ce monde. Vous ne seriez pas en sécurité à Xanta.

Une seconde fois, Aleka eut l’impression que son sang se changeait en glace. Elle voulut crier. Mais seule une faible plainte s’exhala de ses lèvres.

— Perth... mort..., balbutia-t-elle. Mais... comment... Qui a pu...

— Tout est dû à la malignité d’Arasoth, déclara un des garçonnets. Il a armé le bras et la volonté des assassins.

— Votre époux devait mourir, reprit sèchement Mala. C’était écrit... La prochaine personne à mourir devait être vous... Mais la Dame d’Alkoviak a décidé de vous sauver. Vous devez aller à Varik.

Aleka était anéantie. Pas un instant il ne lui venait à l’idée que ces enfants, mi-humains, mi-dieux, pouvaient mentir. Perth assassiné. Elle-même en danger de mort... Elle eut un sourire déchiré de souffrance. Elle venait d’être violée. On avait massacré son escorte. Son mari n’était plus... Pourquoi devait-elle rester en vie ?

— Je vous suivrai, dit-elle d’une voix morne, sans volonté. Je ferai ce que vous voudrez.

Les enfants se prirent tous par la main, formant un cercle autour d’elle. Un grand tourbillon se forma, et elle eut la sensation de quitter le sol. Elle perdit connaissance.

*

**

— Levez-vous, noble dame, ordonna le prêtre.

Lynn s’exécuta. Elle avait du mal à ne pas trahir son émoi ; elle était également troublée à l’idée que dans quelques instants, elle s’exposerait nue devant la foule, offrant aux regards le plus secret de son intimité.

Ses mains tremblèrent, tandis que les aides de l’officiant dénouaient son manteau blanc de cérémonie. Elle se força cependant à l’impassibilité. La grande salle du château de Varik était envahie par les délégués des villes, bourgs et villages du comté, par les seigneurs vassaux ou alliés de la maison au Lévrier Courant, les officiers des différents corps de l’armée comtale et nombre de curieux qui, d’une façon ou d’une autre, avaient pu se débrouiller pour se faire inviter à la cérémonie. Ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait assister au Parement d’une princesse.

Le vieux comte Thory, son propre père, se tenait au premier rang. Pour l’occasion, il avait troqué ses habituels haillons contre une tunique propre quoique austère. Il ne semblait pourtant pas particulièrement heureux. Lynn devinait bien pourquoi, et ce lui était une douce revanche. Kohr l’aimait. Kohr ne l’abandonnerait pas. Jamais... Cette cérémonie en était la preuve.

Pendant que le prêtre psalmodiait des incantations, elle tourna la tête vers son mari. Il était assis sur le trône comtal, en tenue de guerre, l’épée à la main. Il était impressionnant, et son visage énergique montrait à chacun sa volonté de faire sienne la démonstration de la nature royale de son épouse. Mais lorsque leurs yeux se croisèrent, elle vit briller dans les siens une lueur rieuse. Malgré ses airs farouches, elle devina qu’il s’amusait de la situation.

Elle reporta son attention sur la foule. La duchesse Aleka n’était toujours pas arrivée. Perth de Xanta avait pourtant annoncé son départ, et elle aurait dû avoir largement le temps de faire la route de Xanta à Varik. Le duc s’était-il ravisé ? Voilà qui augurait mal des relations à venir entre les deux maisons...

Le prêtre cessa enfin de prier. Ses aides tenaient déployé devant elle le manteau de Lynn, la dérobant aux regards. Ils le retirèrent sur un geste de l’officiant, et la jeune femme apparut nue. Il y eut un murmure admiratif. Son corps, de la gorge jusqu’aux poignets et aux chevilles, était revêtu de motifs bariolés, de lignes entrelacées formant des dessins symboliques, venus de la nuit des temps. Il n’avait pas été facile de dénicher un savant connaissant assez les antiques traditions chehrles pour tracer les signes magiques du Parement Sacré, tels que les avaient arborés autrefois les princesses barbares. Sans nul doute, le vieux moine érudit arraché à sa cellule avait improvisé. Mais qu’importait... L’essentiel était que chacun admît que Lynn était peinte ainsi qu’il le fallait.

Seul le ventre de la jeune femme avait été épargné. Lynn ne put s’empêcher d’y baisser les yeux. Sous son fard, elle se sentit rougir. Elle n’aimait pas s’exhiber ainsi qu’elle le faisait. Mais le vin était tiré. Il fallait le boire...

Les deux acolytes la saisirent chacun sous un bras pour l’entraîner vers une table de pierre. Elle s’y allongea sur le dos, écarta les cuisses et ferma les yeux.

Reprenant plus haut ses incantations, l’officiant se plaça au-dessus d’elle, mains tendues, et laissa pleuvoir sur son corps des pétales de fleurs blanches. Les acolytes lui présentèrent alors le rasoir, le pot d’onguent et les pinces à épiler. La foule s’était tue. Il sembla à Lynn qu’elle pouvait l’entendre retenir son souffle. La jeune comtesse eut un frémissement lorsque l’acier froid du rasoir se posa sur sa peau...

Ce fut rapide et désagréable. Le prêtre lui rasa le ventre, et ses aides recueillirent les poils pour les brûler dans une cassolette emplie d’herbes odoriférantes. Lorsqu’il en eut terminé, ils versèrent l’onguent, et elle frissonna. Elle songea brièvement que l’on procédait ainsi chaque semaine pour la reine Elka.

Les acolytes reculèrent ensuite tandis que l’officiant se penchait. Il prononça les ultimes incantations, tâta du bout des doigts le plâtras d’onguent qui se figeait sur le pubis de Lynn. Quand il le jugea assez épais, il le décolla légèrement... puis arracha le tout d’un geste brutal.

Lynn poussa un cri de douleur mais conserva sa position. La foule avait éclaté en applaudissements. Le prêtre entreprit alors d’extirper, à la pince, ce qui avait pu lui échapper. Pour la jeune femme, ce fut une nouvelle souffrance, qu’elle endura avec stoïcisme. Il lui semblait que cela n’en finirait jamais.

Enfin, l’homme se redressa. Un aide lui tendit un petit pot, dans lequel il puisa une crème dont il enduisit le sexe à vif de la princesse. Une agréable sensation de fraîcheur vint atténuer la douleur qui irradiait du bas-ventre de Lynn. Elle se détendit un peu. La pierre lui meurtrissait le dos et les épaules, mais elle ne pouvait encore se relever.

Il lui fallut attendre pour cela que l’officiant orne son ventre désormais glabre des mêmes dessins qui lui couvraient le reste du corps.

— Lève-toi, noble dame Lynn de Komor, épouse du seigneur Kohr Varik, princesse de sang royal ! récita-t-il enfin.

Lynn se redressa. Elle ne put s’empêcher de regarder son ventre, aussi lisse que celui d’une fillette... ou d’une reine. Il devrait demeurer ainsi  – elle devrait s’astreindre à l’entretien rituel de cette nudité sacrée  –, sous peine d’être déchue, bafouée, considérée comme moins qu’une fille de mauvaise vie.

Kohr se leva et marcha vers elle, l’épée nue. Puis il s’agenouilla, tel un sujet rendant hommage à sa souveraine. Il vint à l’esprit de son épouse qu’il n’avait eu ce geste que devant une seule autre femme : Elka de Tehlan, reine de Vonia. Un sentiment de revanche flamba en elle. Ella avait été une femme trompée, elle avait perdu sa fille, peut-être ne pourrait-elle enfanter à nouveau, mais Kohr l’aimait et l’honorait, et chacun pouvait publiquement le constater.

Elle se pencha et, renonçant au protocole, saisit les mains du jeune homme...

C’est alors qu’une porte de la salle s’ouvrit à la volée. Des hommes d’armes apparurent. La foule se retourna, des mains se posèrent sur des pommeaux d’épées, des haches s’élevèrent.

Un sergent se précipita, livide. Il trébucha plus qu’il ne s’agenouilla devant l’estrade où trônaient Kohr, en armure, et Lynn, nue et parée.

— Seigneur..., balbutia-t-il, noble dame...

Incapable d’articuler un mot supplémentaire, il se détourna. Un seul cri de stupéfaction monta vers la voûte.

Dame Aleka de Xanta s’avançait... Ou plutôt ce qui ressemblait à dame Aleka. Une dame Aleka à demi dénudée, le corps souillé de sang et de boue, les cheveux hirsutes, le regard fou, les mains tendues devant elle, tremblant comme feuilles soufflées par le vent.

*

**

Ce fut ainsi que s’acheva la cérémonie qui devait faire de Lynn de Komor l’égale de la reine Elka de Tehlan.

Ce fut ainsi, mais nul ne le savait alors, que s’alluma une nouvelle guerre, celle que les chroniques de Vonia nomment « Guerre du Parement ».

Ce fut cette guerre qui remit en cause tout le devenir du royaume.

Une guerre pour un pubis glabre.

Les hommes étaient devenus fous...